Ce texte est extrait du catalogue :
Grand Chaos et Tiroirs, dir. Claire Moulène et Mathilde Villeneuve, Coédition B42, Paris, Les ateliers des Arques, 2008
Un livre de promeneurs et de collectionneurs, une documentation subjective et décloisonnée du folklore contemporain :
photographie Dominique Saur Avec le temps, la normalisation politique et policière auront peut-être eu raison de plus d’un siècle de folklore local. Héritier indirect du charivari, le rituel ancestral de « l’enlèvement* » consistait, durant la fête votive de la commune de Saint Germain du bel air en Pays de Bourianne, au prélèvement systématique, sur la voie publique, d’éléments en tous genres. Panneaux de circulation, jardinières, poteaux électriques, enseignes, outils, mobilier de jardin, volets, bétail égaré, tuiles et portails : tout y passait, dans une belle confusion des genres venue alimenter l’esprit festif et nécessairement subversif de la fête annuelle. Effectué durant la nuit par une population – plutôt jeune – résidente du village, ce rituel prenait alors la forme plus ou moins cocasse d’un auto-vandalisme. Le lendemain, jeunes et vieux se rassemblaient sur la place centrale du village, à la Bascule (qui servait autrefois, dans ce village agricole, à la pesée des céréales et du bétail), admirer ce butin oh combien familier. Et pour cause : chacun des objets et trouvailles réunis sur la place appartenait en propre à l’un et à l’autre, au voisin le plus proche comme à celui domicilié de l’autre côté du bourg.
Directement inscrit dans le découpage séquentiel de la fête votive (liée aux origines à la célébration du Saint Patron du village avant de se décaler aux beaux jours pour donner le calendrier actuel) qui, généralement répartie sur trois jours consacre un temps à la jeunesse (soirée du samedi soir), un temps à la parade (avec le grand bal d’apparat) et enfin une dernière journée strictement réservée à la communauté villageoise, le rituel de l’enlèvement se déroule généralement le dernier soir. Une façon de boucler la boucle de cette dernière journée bien spécifique baptisée la « refête » (ou « rèirevota »), et qui correspond au moment où la collectivité se met en scène sur le mode de l’introspection et de l’entre-soi. Durant cette nuit, il s’agit pour la communauté improvisée (quoique très ritualisée puisque quasi exclusivement composée de jeunes gens) de faire preuve d’audace et d’inventivité. D’années en années, les nouveaux arrivants et les passeurs de générations tentent de surpasser les exploits réalisés par le passé. On assiste également à une forme de compétition entre les petits groupes de pilleurs qui se forment pendant la nuit tandis qu’il est de bon ton d’amplifier encore cette performance nocturne en accrochant aux arbres et aux enseignes toutes sortes d’objets incongrus. A une heure avancée, les troupes s’essoufflent et finissent par se retrouver sur la place du village pour mieux admirer leur trésor aux allures de vide grenier géant.
Pour Dominique Saur, responsable du secteur ethnologique des Archives départementales du Lot et auteur d’une thèse sur les fêtes votives lotoises, « les farces font surgir deux facettes antinomiques de la notion de travail, la gratuité de l’effort fourni dans l’obscurité du village endormi se présentant comme un double inversé du travail de production de la fête, de sa mise en place ». La fête, il est vrai, ne perdure d’années en années qu’au gré des bonnes volontés qui s’organisent désormais en comités des fêtes assurant la gestion et le bon déroulement de la manifestation. Une « institutionnalisation » généralisée de la fête qui n’a cependant pas enterrée la longue tradition des aubades précédant fatalement le temps des réjouissances. Une journée durant, une équipe de collecteurs et de musiciens sillonne le bourg et l’ensemble de la commune. En échange d’une ritournelle et d’un présent qui prend tantôt la forme d’une fleur en papier tantôt celle d’un gâteau (la coque, par exemple, gâteau traditionnel lotois), les villageois déposent une somme d’argent – généralement assez conséquente – dans un panier ou un carton prévu à cet effet. Seuls les foyers frappés par un deuil récent sont épargnés par la tournée aux aubades.
photographie Dominique Saur La procédure d’enlèvement pourtant harassante, repose à contrario sur la gratuité du geste et l’extrême abnégation de ses adeptes. En échange, on peut supposer qu’ils y gagnent, du moins symboliquement, un droit temporaire sur l’ordre en place dans la commune. Par ailleurs, en obligeant les habitants à venir rechercher le lendemain l’ensemble de leurs biens sur la place du village, ils concentrent une dernière fois l’esprit communautaire de la fête.
Le rituel de l’enlèvement, à bien des égards, pourrait s’apparenter à une forme de charivari silencieux. D’étymologie inconnu, le Charivari ou Chahut est un rituel collectif occidental daté du XIVème siècle. Assez proche du carnaval, il n’est pas lié, contrairement à ce dernier, au calendrier mais s’inscrit dans la lignée d’un rite païen lié, aux origines, à la volonté ou à la nécessité de « faire du bruit » afin de conjurer la mauvaise augure d’un mariage mal assorti (d’un homme âgé avec une jeune femme par exemple) ou d’un remariage. Armé de poêles, casseroles, chaudrons, sifflets et huées, les villageois venaient ainsi faire du tapage, la nuit, devant la maison des amants irréguliers. Avec le temps, seule la dimension de chahut assourdissant a subsisté. On retrouve dans les fêtes de village cette superposition d’éléments sonores dissonants. « Aux bandes enregistrées des manèges se mêlent les déflagrations du tir des carabines, le brisement du verre des casse bouteilles, le claquement sec des pétards, le tout étant inéxorablement broyé par la puissance de la sonorisation de l’orchestre au fur et à mesure que l’on s’approche de la piste du bal » raconte encore la folkloriste Dominique Saur. Et si, étrangement, le temps de l’enlèvement leur oppose le silence feutré de la nuit (il s’agit au contraire de faire le moins de bruit possible afin de ne pas se faire repérer) l’on retrouve au cœur de ce rituel la notion toute charivaresque de monde à l’envers : confusion volontaire entre ce qui relève de l’espace public et ce qui au contraire appartient à la sphère privée ; notion baroque d’auto-vandalisme (les pilleurs n’hésitant pas à cambrioler leur propre patrimoine). Par ailleurs, on assiste, au-delà des conventions sociales, à une forme de re-hiérarchisation de la communauté en fonction du degré de tolérance des uns et des autres : les plus hostiles (ceux qui ne se prêtent pas au jeu ou osent se plaindre) bénéficiant d’un « traitement de faveur » sans égal (les maraudeurs sont d’autant plus sévères avec eux), tandis que les bons joueurs se voient relativement épargnés par ces pirates d’un soir.
On peut dater à une poignée d’années seulement l’arrêt progressif et nécessairement tacite (le rituel ne repose sur aucune consigne écrite) de ce jeu de l’enlèvement. S’il n’y a pas de faits majeurs qui président à cette décision et compte tenu que l’on ne peut pas gager absolument d’un effet direct du durcissement politique de ces dernières années, disons plutôt que c’est un phénomène propre à la ruralité française qui aura eu raison de cette subsistance folklorique. En effet, si la condition sine qua non de cette pratique de l’enlèvement reposait sur cette forme étrange d’auto-vandalisme, on peut considérer que c’est la moindre endogamie de cette entreprise ubuesque (du fait de la fuite massive des autochtones et du rachat non moins massif des propriétés par des non natifs peu coutumiers du folklore local ) qui aura sans doute conduit à la mort ce rituel vieux de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.
* le rituel ne portant pas de nom précis, nous avons opté pour l’intitulé le plus explicite et le plus évocateur.